14 décembre 2012

Vous êtes déjà morts !

Vous êtes mort (12210)
 
L’approche des fêtes ne suscite guère d’enthousiasme parmi les mécréants du consumérisme, ceux qui se refusent à compenser compulsivement la déprime hivernale par une profusion de cadeaux et autres boustifailles de circonstance. Pourtant, il n’y a pas de mal à aimer la fête quand elle procure de la joie. Et je pressens que ces quelques lignes vont s’achever par une banalité. A l’approche des fêtes, les uns sont heureux et joyeux, les autres sont tristes et déprimés. Après les fêtes, je ne dirais pas que c’est l’inverse, bien que Desproges puisse le suggérer. Mais que l’on apprécie ou pas ces moments spéciaux de fin d’année, on ne peut occulter la vue d’un pays en mauvais état social, avec les indicateurs dans le rouge et cette pauvreté qui avance et que rien ne semble pouvoir stopper. Et s’il n’y avait que la pauvreté. La santé des gens prend de plus en plus de place et le système de soin vacille. Il est certain que le progrès ne suscite plus d’espérance et qu’il n’y a qu’une alternative philosophique à cette conjecture. Ou bien l’existence matérielle est irrémédiablement entachée de maux et autres misères, ou bien quelque chose n’a pas fonctionné dans ce progrès, ce qui suppose qu’il y ait eu une direction mal ficelée de par le monde. Et donc, ou bien « nous » avons trop espéré sur un futur impossible, ou bien « nous » avons mal décidé pour en arriver à un avenir impossible. Figurez-vous que j’ai un doute sur ce que désigne le « nous ». Dans un sens, il s’agit des gens, des peuples qui du reste n’existent pas, des penseurs, les optimistes nourris d’espérance en s’émoustillant des progrès, alors que dans l’autre sens, celui des décisions, le « nous » du peuple paraît bien atténué car j’ai comme l’impression que « on » a décidé à notre place pour façonner le monde tel qu’il est. Etant entendu que ce ne sont pas forcément ceux qui tirent les plans qui sont les bâtisseurs, cette distinction étant du reste très formelle et claire, avec les maîtres d’ouvrage et les maîtres d’œuvre.

Voici ce que déclara un célèbre homme d’Etat : « Nous sommes dans un monde de compétition, c’est un fait et personne ne peut refuser cette compétition. Mon pays, la France, comme les autres. L’enjeu du 21ème siècle n’est pas de combattre une compétition mais de l’organiser. Ceux qui refusent ne comprennent pas le 21ème siècle, ils se nient eux-mêmes ». Vous avez deviné l’auteur de cette saillie qui n’est autre que Nicolas Sarkozy, décrit comme un brillant orateur lors du forum mondial sur le sport organisé à Doha, au pays des émirs qui aiment le foot. Sarkozy a du reste ajouté que le sport est un élément de complémentarité entre identité nationale et modernité. Desproges aurait dit que le sport est aussi un élément de complémentarité entre la célébrité et l’inculture philosophique. Finalement, on se demande si un certain Churchill n’était pas plus subtil lorsqu’il prononça cette formule devenue universelle : « no sport ! ». Bref, nous avons sacrément changé d’époque. Exit Malraux et place à la nouvelle devise qui doit nous réunir tous : « le 21ème siècle sera sportif ou ne sera pas ! » (Sarkozy, propos apocryphe). Finalement tout est d’une limpidité claire et cohérente. Cette allusion au propos de Sarkozy nous ramène aux considérations précédentes. Dans un monde de compétition, il y a les gagnants, brillants représentants de l’identité nationale mais faut pas exagérer, l’identité a des limites fiscales qui poussent les nationaux à franchir les frontières avec la Belgique ou la Suisse. Dans ce même monde de compétition, il y a les perdants. On les appelle les pauvres. Ceux qui parfois franchissent la frontière avec l’existence décente et finissent dans la rue ou les centres d’hébergement. Les uns ont un domicile fiscal et les autres un abri vital. Quant au reste, ceux qu’on classe dans la moyenne, ils ne savent plus où ils habitent et s’interrogent parfois sur le tournant cauchemardesque pris par le monde en méditant sur leur jeunesse insouciante.

Jeunes et insouciants. Ceux qui n’ont pas franchi le milieu de la cinquantaine ne peuvent pas vraiment comprendre cette époque qui fut baptisée « parenthèse enchantée » par François Giroud. Un monde inventif, joyeux, animé et fait d’espérances et surtout d’insouciance car à cette époque, le chômage n’était pas un problème alors que la croissance apportait chaque année un peu plus de bien matériel pour pratiquement la majorité de la population. Le Teppaz pour entendre les copains avec les yéyés sur un 45 tours dans les sixties et le mini K7 pour la génération suivante qui écoutait Georges Harrison et son sweet lord ou bien le Tull et la flûte de Ian Anderson. La parenthèse enchantée, ce serait disons la seconde moitié des trente glorieuses. Le schéma serait alors un peu plus contrasté avec deux périodes, les quinze laborieuses devenues ensuite les quinze glorieuses. Nous qui vivions convenablement dans les foyers modernes acquis par les géniteurs du baby boom, n’imaginions pas que le 21ème siècle prendrait ce tour calamiteux. Lorsqu’on est jeune, on ne se soucie guère de l’avenir s’il n’y a pas matière à s’inquiéter, ce qui était le cas il y a quarante ans. Néanmoins, les généralités doivent être contrastées. Il y avait aussi à cette époque des inquiétudes ainsi que des inégalités si bien que dans le domaine de l’espérance ou l’insouciance, certains sont plus égaux que d’autres. Au 21ème siècle, on trouve encore des jeunes insouciants, surtout s’ils sont protégés par un plan de carrière assuré et la fortune de leurs géniteurs. D’autres sont plutôt angoissés et même terrassés par le spectre d’un avenir barré, quant aux jeunes des classes moyennes, ils apprécient les moments de fête en s’abrutissant parfois pour noyer les inquiétudes dans quelques breuvages censés offrir le paradis de l’oubli.

C’est en 1990 que tout s’est dessiné. Que d’indices et de symboles trahissant les contours d’un monde voué au productivisme, à la finance, au consumérisme, avec un arrière-fond anthropologique flirtant avec le darwinisme et la compétition, le tout avec une perte des valeurs occasionnée par des ressorts distincts selon qu’on se situe au sein des populations ou bien dans les cercles spéciaux de ceux qu’on nomme élites, gouvernants, cadres et dirigeants.

1990, c’est d’abord le mur de Berlin traversé par des hordes d’Allemands venus de l’Est pour respirer pas tant le parfum enivrant de la liberté que les odeurs ensorcelantes émanées des centres commerciaux pris d’assaut par des gens affamés de biens de consommation. Finis les rêves collectivistes, une seule idéologie, le marché, une seule religion, le fric. C’est cette même idéologie qui, pratiquée par un Japon conquérant et compétitif, conduisit à la bulle boursière et immobilière de 1990. Cette situation financière, accompagnée d’une colossale dette contractée essentiellement par les créanciers nippons, a engendré deux décennies moroses pour ne pas dire pourries. L’Europe est dans une situation comparable mais dans un environnement mondial ayant changé depuis les 20 dernières années. 1990, c’est aussi le temps fort de la première Intifada en Palestine, menée au nom de la revendication des territoires annexés depuis 1967 par Israël. Malgré les accords d’Oslo, on a tous compris qu’il n’y aura jamais de paix dans cette région. Israël ne peut pas espérer la paix en étant entouré de populations qui lui vouent une haine féroce et ancrée dans les esprits depuis des décennies. Israël ne peut escompter que la sécurité, en pointant les armes vers ses ennemis mais de paix, il n’y en aura pas. C’était un destin signé dans les années 1990. Un peu avant la date fatidique de la chute du mur, il se produisit en Chine des événements ayant suscité quelques espoirs vite balayés par le régime communiste autoritaire peu enclin à contenir la corruption mais très déterminé à faire taire avec les armes la jeunesse de la place Tian’Anmen. Si bien que le marché a repris ses droits et que la croissance a pu se poursuivre, avec une indéniable ascension des classes moyennes dans les grandes villes industrielles et administratives de la Chine. Le reste, c’est collatéral comme on dit, ou dans un langage thérapeutique, ce sont des effets secondaires, indésirables. Les jeunes Chinois rêvent de smartphone et de belles voitures. Quant aux States, ils se sont appliqués à se shooter au matérialisme, s’offrant des festivités de Las Vegas à Miami en sniffant les lignes de crédit offertes par les cartes de paiement. Un jour de septembre 2001, après l’effondrement de la bulle technologique, les Etats-Unis qui se suicidaient inconsciemment se sont réveillés et cette fois, ils se sont suicidés en toute conscience. Greenspan a allongé les lignes de crédit fédéral et les armes ont parlé en Irak et en Afghanistan, puis les drones ont plané sur la planète, semant la mort et la terreur au nom de la lutte contre le terrorisme.

Le temps est froid, nuageux, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut songer à se suicider. Je vais même vous donner une bonne raison de ne pas vous suicider, c’est que vous êtes déjà morts. Et moi je suis un hérétique. Un Albigeois secouant les bons bourgeois. Pourquoi morts au fait ? C’est disons une discrète allusion à un philosophe peu lu parce qu’il ne passe pas sur les plateaux de télé mais qui nous gratifia d’un roboratif essai sur le technocosme qui n’a rien d’un monde enchanté mais tout d’une cité de la mort, comme le suggère le titre choisi par l’auteur de cette étude, Jan Marejko, prophétisant l’avènement de ce technocosme où la technique a remplacé le logos et l’âme humaine. Le technocosme se nourrit de chair humaine en dévorant son âme. Le technocosme a besoin de sportifs et de compétiteurs fonçant le nez sur le guidon au service de cette modernité frénétique. Cela fait vingt ans que cela dure. Si l’homme pensant existait vraiment, un changement de direction aurait été pris. Mais la pensée est morte et l’homme avec. Reste alors une messe de requiem. Brahms passe très bien en MP3, ou alors Black Sabbath. Paranoïd, vieux tube pour les schizoïdes du 21ème siècle de la planète Crimson. Car le 21ème siècle sera schizoïde, avec les compétiteurs qui suent et ceux qui organisent la compétition dans les palaces du Qatar. De quoi faire sortir de sa tombe le baron de Coubertin qui, après avoir consulté Churchill, s’est décidé pour une nouvelle devise : no sport ! Et Dieu sait s’il a raison. Les gens du technocosme sont morts et ce serait leur manquer de respect que de les obliger à courir sur le bitume.

Allez, vous pourrez toujours dire que j’exagère et c’est vrai mais comment attirer l’attention sur un monde qui depuis plus de vingt ans se dirige dans une mauvaise direction. A se demander s’il y a encore des humains sur le navire qu’on pressent gouverné par des gens peu enclins à prendre un cap éthique et juste. Je parle d’humains doués d’esprit, capables de secouer les gouvernants, de tirer les enseignements de décisions portant préjudice à l’avenir et à la constitution d’une société juste. Quelque chose ne tourne pas rond. La matière humaine a besoin d’être vivifiée par l’intelligence et l’esprit. Finalement, il faudrait christianiser tout ça, non pas sous forme de culte mais dans une option ontologique où la vie de l’esprit transcende la matière et ma foi, si vous êtes morts, eh bien ressuscitez, chers amis, ou disons, tachez de naître ! Born to be wild. Que de souvenirs. Le Christ a besoin de toutes les personnes, en Harley Davidson. Et sur cette plage abandonnée, entre coquillages et crustacés, la figure de l’homme tracée sur le sable par Foucault se transfigure lorsque la marée monte. Alléluia !
 
Bernard Dugué
Source

6 commentaires:

  1. "Vous êtes déjà morts !" titre joyeusement Paulot, qui nous sert un article d'une noirceur amère digne d'un café robusta de hard discount.

    Je n'aime guère qu'on pense à ma place, et qu'on essaie d'influencer mon subconscient. Donc "je ne suis pas mort", je suis bien vivant.

    Ma place est "ici et maintenant", c'est vrai que si j'étais mort ou plutôt dans une autre dimension, ce serait peut-être plus reposant; pas besoin de dormir, de se chauffer (en ce moment) de payer les factures, de manger etc.

    Hé bien si je suis vivant ici et maintenant, c'est pour assister au spectacle du monde, en cette période de noirceur ("Into Darkness", le film navet de l'autre article).
    Peut être même que je suis ici et maintenant pour mettre mon grain de sable dans la machine du NWO à broyer. Cela me donne une raison de trouver une utilité à ma vie.

    Et vous autres, qui lisez ça, pourquoi pas vous aussi ? leur ordre mondial de merde, il n'existe que parce que les moutons sont inconscients et consentants. Mais nous pouvons ne pas être des moutons...être des hommes (et des femmes).

    "Dire simplement la vérité, c'est un acte révolutionnaire" (pour paraphraser Orwell).

    L'ami Pierrot

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour,

    Ici grain de sable aussi !

    Cet article révèle un problème de sémantique autour de la notion de "progrès."
    Je cite : ""Il est certain que le progrès ne suscite plus d’espérance...""
    ""...ou bien quelque chose n’a pas fonctionné dans ce progrès...""

    Que de fois avons-nous entendu "c'est l'progrès !" d'un ton fataliste ou plus joyeusement : "vive le progrès !"
    C'est confondre deux notions : l'innovation ≠ le progrès.

    Le simili pouvoir qui réside dans une télécommande, des téléphones portables hi-tech qui ne savent même faire un bon café arabica, la merveilleuse télé qui peut maintenant aussi nous regarder, les vaccins, les moyens de transport... Tout cela n'est qu'innovation dans la mesure où l'impact est double : facilitation (pas toujours) du quotidien d'un côté, catastrophe environnementale et sociale de l'autre.
    La société change à l'aune d'une technologie ou d'une autre. Permettez-moi de douter qu'elle progresse réellement.

    Le véritable progrès se mesure à long terme extérieurement et intérieurement.

    Autrement dit la substitution d'un terme à l'autre équivaut à nous faire passer des vessies pour des lanternes. Je ne parle pas de l'auteur de l'article mais des politiciens habiles manipulateurs qui finissent par induire ce trouble de l'expression.
    Chaque mot à une sens à la fois plein et subtile. A l'heure des sophismes et du volapük il importe d'être exigeant et curieux.

    Une citation sur le fouillis de mon bureau :
    "Il n'est pas de tyran au monde qui aime la vérité ; la vérité n'obéit pas."
    Alain
    Un autre pour la route, dite pas un ministre mexicain :
    "Les journaliste aiment le métal : l'argent pour les faire taire, le plomb pour les faire taire aussi." Celle-là ne s'oublie pas!

    Edouard

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il parait que "la nouveauté c'est vieux comme le monde"...

      Supprimer
  3. C'est vrai je suis deja mort, du moins en partie...

    RépondreSupprimer
  4. Vous dites qu'"Israël ne pourra jamais être en sécurité, entourée de populations qui lui vouent une haine féroce et ancrée dans les esprits depuis des décennies". Disant cela, vous glissez sous le tapis des réalités objectives dont il faut pourtant prendre la mesure. Notamment que l'état Israëlien n'a toujours pas de frontières définies, ce qui lui "permet" d'annexer, avec la brutalité qui caractérise ce genre d'opérations, toujours plus de terres ("territoires occupés" ça ne vous dit vraiment rien?), le tout avec les moyens militaires que l'on sait. Utilisation d'armes "sales" sur la population civile, bombes au phosphore et autres merveilles technologiques porteuses de civilisation. Morcellement des territoires, activation permanente des points de contrôle, interdiction à la Palestine d'importer sur son sol moult produits nécessaires au quotidien. Ainsi va la "vie" des Palestiniens. Pardonnez les lacunes, il y a trop à dire... et ne parlons pas des complicités politico-financières tapies dans la pénombre, tellement ravies de foutre le bordel dans la région... Mais, chut... je fais preuve de mauvais esprit...faut que je me repente !!
    Nez en moins, j'apprécie votre blog que je visite souvent avec bonheur. Cordialement à vous Atmosphère

    RépondreSupprimer
  5. 100% d'accord Ami Pierrot et 100% OK aussi Edouard ( on nous bassine avec le mot progrès comme d'une coquille vide et sans aucun sens!...)

    P.P.du Sud

    RépondreSupprimer

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.